Une Baie des Français bien agitée
Une wilderness à l’état pur
L’endroit vaut vraiment la peine d’être vu. Pour les amateurs de « wilderness », concept si cher à nos amis américains et dont la traduction - nature sauvage ? état sauvage ? – semble un peu faible, la baie Lituya, anciennement nommée la Baie des Français, intimide par la puissance des éléments qui la composent. Prenons une carte pour comprendre où nous sommes et rêvons un peu : le fjord Lituya trône majestueusement au sud-est de l’Alaska et accueille en son sein les eaux glacées du Pacifique Nord et du parc national de Glacier Bay, inscrit au patrimoine mondial de l’humanité sous ces termes : «l'un des paysages naturels les plus spectaculaires du monde». On entre dans la baie Lituya par bateau. Il est recommandé de se laisser porter par le flux de la marée sinon... gare au naufrage. S’ouvrent alors quinze kilomètres d’une perspective grandiose s’achevant par une chaîne de montagnes impressionnantes, saignées de toutes parts par des glaciers : on comprend mieux la dangerosité de la passe, digue naturelle composée de blocs de moraines qu’ils ont laissés au seuil de l’océan. Bienvenue en « wilderness », expérience d’une rencontre mystique avec le sublime des grands espaces.

Une histoire sidérante
La baie Lituya se termine en T, le fond du long bras de mer s’ouvrant sur deux anses au point de contact avec l’imposant massif couvert d’épaisses langues de glace ancrées en équilibre instable sur des montagnes de plus de 3 000 mètres d’altitude. Le 9 juillet 1958, trois bateaux de pêcheurs jettent l’ancre à différents points de la baie. La promesse d’une douce soirée d’été dans cet espace idyllique s’achève par un événement apocalyptique, digne de l’esprit « wilderness » : vers 22h15, dans l’anse nord nommée Gilbert Inlet, environ 40 millions de mètres cubes de roches et de glace s’effondrent sous l’effet d’une puissante secousse tectonique (magnitude 7,8 sur l’échelle de Richter). Une suite de bouleversements s’enclenche : les eaux de Gilbert Inlet, violemment poussées dans l’autre anse (Crillon Inlet), se « déversent » dans un chaos indescriptible dans la baie Lituya. Howard Ulrich et son fils Sonny, huit ans, assistent impuissants à l’arrivée fulgurante, vers leur petite embarcation, d’un mur d’eau de 25 à 30 mètres de haut, noir comme la mort et chargé de centaines d’arbres arrachés aux flancs des montagnes environnantes. Papa Howard donne un gilet de sauvetage à son fils et lui demande de prier.

Élus d’un côté, damnés de l’autre
La suite du récit est incroyable. Dans son témoignage, Howard Ulrich raconte avoir tenté de remonter l’ancre de son bateau. En vain. Il décide de pousser le moteur à sa puissante maximale et se dirige frontalement vers la vague. Dans le chaos des dynamiques en cours, l’ancre est arrachée sans endommager la coque et l’embarcation se retrouve... entre ciel et mer. H. Ulrich décrit une situation digne des plus grandes épopées de la littérature antique : miraculeusement maintenus dans le bateau, père et fils voient en aplomb les forêts dévastées sur une hauteur de plus de 500 mètres, comme sous l’effet d’un souffle atomique. L’Edrie parvient à « escalader » l’onde d’eau... et à passer, sans dommages, de l’autre côté. Un des deux autres navires ancrés ce jour-là voltige au-delà de la digue, atterrissant au large du Pacifique. La famille s’en sort indemne. La troisième, malheureusement, a disparu à jamais. Funeste loi de la wilderness... Le comte de Lapérouse, passé par là 172 ans auparavant, y avait perdu 21 hommes, victimes de la brutalité des flots au niveau de la passe. L’île au centre de la baie porte le nom de Cénotaphe, Lapérouse ayant fait dresser une plaque portant les noms des disparus. Lituya est donc aussi une Baie des Français...
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