Une tête de bois vendéenne
Le 1er janvier 1844 naît à Saint-Gilles-Croix-de-Vie un petit garçon dont aucun membre de sa famille ni aucun habitant de son village n’auraient pu prédire l’avenir. Dès son adolescence pourtant, cet enfant reliera, par son histoire singulière, sa Vendée natale aux terres aborigènes d’Australie, deux pôles géographiques et culturels séparés par 16 000 km.

Rien d’exceptionnel n’a pourtant lieu pendant les onze premières années de vie de Narcisse-Pierre Pelletier... L’enfant grandit dans une famille simple où le père exerce le métier d’artisan-cordonnier et où, du côté maternel, l’appel de la mer forge les existences. On peut toutefois remarquer une combinaison de contraires : la stabilité du plancher des vaches sous les souliers du père versus l’instabilité des remous océaniques.
Au cœur de cette subtilité, le jeune Narcisse se distingue surtout par sa tête dure. Peu sensible aux contraintes de l’école, il est remercié par l’institution à l’âge de... 10 ans. On imagine le désarroi des parents lorsque le couperet tombe, mais la solution est vite trouvée : quoi de mieux que la mer pour intégrer la discipline ?
Des baptêmes de mer d’une rare violence
La deuxième vie du jeune mousse commence et le fait basculer dans une dynamique d’adulte impitoyable. Ses deux premières expériences de navigation entre 1856 et 1857 sont terribles. Blessé au couteau lors d’une rixe à bord de La Reine des mers (!), il s’enfuit lors d’une escale à Marseille.
Ce que cet enfant ne sait pas encore, c’est que la grande aventure n’a pas vraiment commencé...
Le 6 août 1857, Narcisse embarque sur un trois-mâts, le Saint-Paul, sous les ordres du capitaine Pinard. Destination Bombay, puis Hongkong où sont embarqués 317 manœuvres chinois voués à travailler à bas coût dans les mines aurifères du Queensland.
En chemin, le vent tombe... problème conséquent puisque les rations d’eau et de nourriture sont comptées. Décidant de raccourcir sa route, le capitaine commet l’erreur de naviguer entre les îles Salomon et l’archipel de la Lousiade où le bateau se perd par gros temps et s’échoue, de nuit, sur un minuscule îlot. Au petit matin, le panorama s’éclaircit. Les 20 hommes d’équipage perçoivent, sur l’île qui leur fait face, des autochtones les observant. Amicaux ou hostiles ?
D’abord pacifiques, les relations s’enveniment rapidement entre l’équipage du Saint-Paul et les habitants de l’île Rossel. Narcisse en sort gravement blessé à la tête et de nombreux matelots sont morts.
Il faut fuir, on craint que ce peuple ne soit cannibale...

La troisième vie de Narcisse
Pinart décide, avec les matelots survivants, de rejoindre les côtes australiennes sur la seule chaloupe épargnée par le naufrage... sans Narcisse et les 317 coolies. Le 6e sens du garçon le sauve... Du haut de ses 14 ans, il s’impose et vit avec ses compagnons de fortune deux semaines et 1 200 km d’enfer, assoiffé et affamé...
Terre ! Terre !
Le cap York, pointe septentrionale du Queensland, apparait enfin à l’horizon. À peine débarqués, le capitaine et ses hommes s’évaporent, laissant le jeune garçon à son sort, au cœur d’une nature âpre, sauvage, en apparence dénuée de toute présence humaine.
Narcisse a peut-être ressenti ce que les premiers Aborigènes ont vécu lors de leur arrivée dans cet espace monumental et hostile, il y a environ 60 000 ans.
Surgissent alors des hommes à la peau sombre dont Narcisse apprendra plus tard qu’ils appartiennent au groupe Uutaalnganu. Le clan l’accueille. Un de ses membres, Maademan, l’adopte sous le nom d’Amglo.
Il vivra 17 ans avec ce peuple, temps au cours duquel sa mémoire vendéenne se dissout par l’adoption du mode de vie de ce peuple ancestral, de leur langue et rituels remontant à la nuit des temps...

Fin de l’aventure ? Toujours pas !
Le 11 avril 1875, sa 4ème vie commence, lorsque pointe un navire de pêche britannique qui, au contact des autochtones, repère cet étrange homme blanc à la peau scarifiée. Totalement désorienté par cette rencontre européenne, Narcisse finira par être embarqué et rapatrié en France. À 31 ans, le voici de retour dans sa famille à Saint-Gilles-Croix-de-Vie, subissant une dernière épreuve, celle d’être vu comme un « sauvage blanc » au nez et aux oreilles percées.
Il mourra à Saint-Nazaire le 28 septembre 1894, à l’âge de 50 ans, non sans avoir offert des récits au médecin Constant Merlant.

Épilogue
Amis de Filovent, ne manquez pas de visiter sa tombe lors de vos navigations au large de Saint-Nazaire. Notre matelot au nom de fleur repose dans le cimetière de la Briandais. En lui rendant hommage, imaginez ses rêves lors de ses missions de gardien au phare de l’Aiguillon, entre deux puissants imaginaires, l’un atlantique, l’autre pacifique...