L’éducation par le potage
Si Filovent publiait des romans, l’un d’entre eux pourrait commencer par la scène d’un enfant sagement assis à table, rêvassant devant son bol de soupe Liebig. L’objet du songe ? Un chromo (une sorte d’image d’Épinal) daté de 1935 représentant un gigantesque bateau antique avec, pour légende, le texte suivant : « Bateau de luxe d’autrefois. Galère de Caligula sur le lac Nemi ».
Pendant longtemps, les chromos ont connu un véritable âge d’or, grâce au célèbre Aristide Boucicaut, fondateur en 1852 du premier des Grands Magasins parisiens Au Bon Marché. Visionnaire, ce roi du commerce déborde d’idées pour développer les ventes de son établissement incroyablement moderne : publication de catalogues (idée révolutionnaire pour l’époque), espace de lecture pour les clients, galerie d’art, concerts etc. Boucicaut fait aussi éditer des chromos publicitaires qui sont offerts aux enfants le jeudi, jour sans école. Les petits adorent et collectionnent précieusement ces images, contraignant leurs parents à devenir de fidèles clients.
De grandes marques de produits alimentaires vont rapidement s’inspirer de ce marketing et glisser dans leur packaging des images qui, pour beaucoup d’entre elles, sont éducatives : Liebig produira ainsi pendant un siècle (1872-1975) 1871 séries de chromos, dont celui sur la galère de Caligula, empereur romain de 37 à 41.
Sous l’eau, le bling-bling
Si cet empereur sulfureux ressuscitait, il est fort probable qu’il ferait écarteler le malheureux ayant osé le lien entre sa Grandeur et la marque spécialisée en soupes et jus de viande.
Peu importe. Intéressons-nous plutôt à ce que l’image du gigantesque bateau nous apprend.
Le lac de Nemi se trouve à une trentaine de kilomètres au sud-est de Rome. Le lieu conserve encore aujourd’hui beaucoup de mystères, certainement alimentés par son origine tellurique, le lac étant un cratère volcanique. On sait que bien avant la naissance de Rome (VIIe siècle avant J-C.), des cultes y étaient célébrés, dont celui de Diane de Nemi, l’Artémis des Grecs, déesse de la chasse. Les rites accompagnant ce culte se distinguaient par une sauvagerie rare.
Depuis longtemps, les pêcheurs du lac de Nemi remontent des objets singuliers, notamment des éléments de décorations de luxe (marbre, or, tesselles de mosaïque, têtes de lions, de loup, de Méduse en bronze etc) que l’on identifie comme des vestiges des deux palais flottants que Caligula s’était fait construire à grands frais, non pas pour naviguer, mais pour y célébrer des orgies et vouer, pense-t-on, un culte à Diane dont un sanctuaire se trouvait sur le pont d’un des deux bateaux... Le plus grand des navires mesurait 73 mètres de long sur 24 mètres de large, le second 70 mètres sur 20 mètres.
Le lac des fous
Politiquement, Caligula n’a pas fait long feu : ses quatre ans de pouvoir sur fond de folie (au point de songer nommer son cheval Incitatus Consul de Rome), de cruauté et de débauche se terminent par son assassinat. Adieu fanfares et trompettes ! Les galères finissent par être coulées, certainement sous l’effet du concept romain de damnatio memoriae, la « damnation de la mémoire », visant à déshonorer les ignobles à perpétuité.
Le temps passe, les bateaux s’endorment sous les eaux jusqu’à la prise de pouvoir en 1922 de Benito Mussolini qui devient, en 1926, maître absolu de l’Italie. Son idéologie fasciste et ses ambitions coloniales le mènent à rêver d’une Italie recouvrant son lustre antique par des campagnes de fouilles archéologiques.
C’est dans ce contexte frénétique, qu’il est décidé d’extraire les galères de Caligula du lac de Nemi. Ou plutôt... de vider le lac pour les mettre à jour. Au bout de mois de pompage entre 1928 et 1929, les squelettes gigantesques des navires apparaissent au grand jour. L’image est sidérante ! Le luxe des objets gisant dans la vase et la complexité technique de la structure des bateaux laissent les témoins sans voix. Le Duce exulte et ordonne la construction d’un musée sur-mesure pour les exhiber.
Caligula aurait adoré ! Mais... le bâtiment finit en flammes en 1944, réduisant les palais flottants en cendres.
L’enfant au bol de soupe, lui, a sûrement passé un bon moment à rêver sur son chromo.