Corps perdus
À quelques encablures des rives du Grand Lac Michigan, au bout d’une de ses baies portant le nom bucolique de Green Bay (Wisconsin), se déploie le Parc Mémorial de Fort Howard, un vaste cimetière planté d’arbres majestueux dont on aime penser qu’ils soulagent les âmes en peine.
Ce lieu date de 1862. Depuis lors, des flots de larmes s’y sont déversés, nourris d’histoires toujours tragiques, comme celle de la famille Duperrault. Pas de tombe pour pleurer ou se recueillir, pas de corps, seulement un mémorial sous forme de plaque sur laquelle est inscrit l’hommage suivant :
« En mémoire à la famille Arthur W. Duperrault, perdue au large des îles Bahamas le 12 novembre 1961, retrouvée dans le cœur de leurs proches, demeurant pour toujours avec celui qui est la vie éternelle ».
Sont ensuite égrainés les noms des défunts : Arthur, le père, Jean, la mère, Brian, le fils ainé de 14 ans, Rene, la petite fille de 7 ans ... Manque dans cette liste funeste le troisième enfant, une petite fille appelée Terry Jo qui n’avait que 11 ans quand le drame a « emporté » sa famille. Emporté ? Non. Les Duperrault ont connu un sort bien plus violent, qui les a menés dans les limbes de l’Atlantique... « Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu ». Ainsi s’achève le mémorial.
En quête de paradis
C’est à l’automne 1961 que le destin des Duperrault prend une tournure tragique... Comme tous les habitants de Green Bay, Arthur sait qu’après la flamboyance de la nature en octobre, un climat rude et morne s’installe pour de longs mois. Il décide, avec son épouse, d’offrir aux trois enfants une aventure arcadienne en renonçant au spectacle d’un Grand Lac figé sous les glaces, pour partir 2 600 km au sud, vers la Floride. Là-bas, chacun sait que les voiliers détiennent les clefs du paradis !
Le 8 novembre 1961, les Duperrault embarquent à Fort Lauderdale sur un deux-mâts baptisé Bluebelle. Objectif ? Une semaine de navigation dans l’archipel des Bahamas, au cœur de paysages exceptionnels. Le bateau est skippé par le capitaine Julian Harvey, marin expérimenté, ancien lieutenant-colonel de l'armée de l'air. Son épouse, Dene Harvey s’occupera de l’intendance. Les jours heureux s’écoulent... mais sont comptés. Seul Julian Harvey le sait...
Au soir du 12 novembre, alors que Bluebelle prend le chemin du retour et met le cap sur la Floride, les Duperrault, des étoiles dans les yeux, passent une soirée paisible dans le cockpit. La petite Terry Jo, épuisée par une journée de plongée, rejoint sa cabine et s’endort rapidement. La tragédie commence...
Du paradis à l'enfer
Terry Jo se réveille brutalement, au son de cris (« Au secours, papa ! Au secours ! ») et de coups. Elle se lève et court vers le cockpit : sa mère et son frère y gisent dans une mare de sang. Aucune trace de son père, de sa petite sœur ni de Madame Harvey... Le capitaine, lui, la fixe et la précipite dans l’escalier. Terrifiée, la fillette se réfugie dans sa cabine où peu de temps après, Harvey surgit, arme au poing... puis disparait. En état de choc, Terry Jo remarque que de l’eau s’infiltre sous la porte et comprend que le bateau coule. Elle remonte, voit le capitaine s’affairer et sauter dans un canot de sauvetage. Consciente qu’elle doit agir vite, elle détache une sorte de flotteur et saute à son tour. Le voilier coule. La petite fille se retrouve seule, sur une mer noire comme la mort, sans avoir idée de ce qu’il est advenu de sa famille... Harvey a eu bien tort de la croire engloutie...
En effet, après quatre jours de dérive au cœur du chenal Northwest Providence, sans eau ni nourriture, Terry Jo - comateuse mais vivante - est repérée par un officier du cargo grec Captain Theo et immédiatement héliportée vers un hôpital de Miami. Sale temps pour le skipper du Bluebelle, qui, sauvé depuis trois jours, raconte aux autorités être le seul survivant d’un grain violent ayant provoqué la chute d’un des deux mâts du bateau, puis un incendie au cours duquel la famille Duperrault et son épouse ont péri. Quand on lui apprend, au bout de trois jours d’interrogatoire, le sauvetage d’un des enfants, Harvey rejoint son hôtel... et se suicide.
Épilogue - Un capitaine au lourd passé
L’enquête ne permettra pas de connaitre le scénario exact de la tragédie, mais le récit de Terry Jo va aider à en dessiner la trame. La police savait que Madame Harvey, mariée depuis peu, avait une assurance-vie d’un montant conséquent. Julian Harvey aurait tué sa femme, puis éliminé la famille Duperrault, peut-être alertée par le bruit des coups et des cris. Une seconde enquête sera lancée sur le passé de Julian Harvey. Édifiant... On apprit que Madame Harvey était... sa 6ème épouse ! L’une d’entre-elles mourut dans des circonstances étranges, lors d’un accident de voiture dont Harvey sortit indemne. Sa vie fut ponctuée d’incidents divers, de fraudes lui rapportant à chaque fois des sommes importantes. Un Rambo de pacotille animé par l’appât du gain ? Un grand classique, dirait le sage...
Pour prolonger votre curiosité…
- Lecture : “Alone: Orphaned on the Ocean ” de Richard D. Logan PhD et Tere Duperrault Fassbender
- Vidéo : Extraordinary Lives | Tere Jo Duperrault